Goûter astronomique pour estomac monstrueux [Gaïa]

L’avantage avec un événement de l’ampleur du tournoi, c’est que les quartiers du Colisée étaient plus simple à parcourir avec la foule en moins, car le plus gros se trouvait déjà dans les gradins. Pour autant certains voyageurs continuaient à naviguer occasionnellement, tout comme lui. Ils étaient occupés à autre chose ou bien tout simplement ils n’étaient pas intéressé pour suivre les combats. Après avoir quitté l’infirmerie et compris il n’y avait pas sa place, il avait emprunté un couloir qui le conduisit vers la grande pièce du hall d’entrée. C’était somme toute simple de se repérer du moment qu’on faisait attention à la signalétique et au plan du bâtiment. Le hall était composé de grands écrans en hauteur qui diffusaient actuellement le combat en cours. Visiblement il s’agissait d’un combat opposant deux machines contre un individu à fourrure, se déroulant sur un engin volant. C’est tout ce qu’il remarqua, car au final il n’était pas si intéressé que ça à l’heure actuelle pour observer quelconque affrontement. Il ignorait même jusqu’à l’identité des autres participants au tournoi et n’avait pas eu tant envie de voir les autres combats.

Il lui restait encore plusieurs lieux à découvrir dans cet édifice, il espérait donc assouvir sa curiosité. Mais là d’abord il fallait vraiment qu’il assouvisse d’abord son envie de glucose. C’est donc tout naturellement vers le réfectoire que ses pas le menèrent. Oui, des pas, car actuellement il se sentait trop lessivé pour avoir envie de s’opposer plus encore à la gravité afin de se mettre à flotter. Après s’être fait ausculté par l’infirmière, il avait bien pris soin de cacher de nouveau son visage derrière son masque folklorique. Il poussa finalement la porte double battant qui se refermait doucement derrière lui et se retrouvait dans un lieu qu’il pourrait probablement fréquenter souvent. Le réfectoire ! Certains regards se tournèrent vers lui à son arrivée avant qu’ils détournent de nouveau le regard. Presque une entrée digne d’un saloon dans un western, le charisme du personnage entrant en moins.

Il était resté là un moment à observer l’endroit. Quelques comptoirs pour commander de la nourriture, un buffet à volonté, et bien d’autre chose sans doute qu’il ne pouvait apercevoir de là où il se trouvait. Beaucoup de tables aussi. Son regard s’arrêta devant une file d’attente, ce qui piqua légèrement sa curiosité. Des gens semblaient faire la queue devant une sorte de distributeur. Il s’approcha aussitôt et aborda le dernier de cette file. Une sorte de personnage à moitié humain, à moitié lion, affublé d’un uniforme kaki. Il était plus petit que lui, alors Alfonzo dû pencher légèrement la tête.

« Vous attendez pour quoi ?
- Grrrrrhm… Juste un petit truc à grignoter. J’ai une petite fringale alors je vais me prendre des biscuits.
- Je vois. Et ce dispositif distribuerait-t-il du sucre par hasard ?
- Je sais pas, peut-être ? En tout cas il me semble qu’il y a des bonbons, et des boissons sucrées dedans. Pas trop mon truc, ça colle aux dents et ça donne soif, Grrrrhm !
- D’accord, merci ! »

Alfonzo dépassa alors tout le monde sans se soucier d’un quelconque ordre de passage. Il entendit des personnes grogner et d’autre vociférer après lui, sans vraiment qu’il comprenne la raison de ce tapage. Finalement il sentit une main ferme se poser sur son épaule qui l’empêcha d’avancer davantage. Il se retourna et vit un autre hybride cette fois-ci plus grand et costaud, avec une tête de taureau et un accoutrement primitif en peau de bête. Tout en gardant son sang-froid, l’albinos leva la tête et l’interrogea.

« Oui qu’y-a-t-il mon cher ?
- Tu te fous de moi, sale gueule de renard ?! Tu peux pas faire la queue comme les autres ?
- La queue hein ? »

Alfonzo lança un regard vers ceux qu’il venait de dépasser, et chacun lui lança soit un regard noir soit un air désapprobateur. Toujours avec son calme déplacé, le scientifique reporta de nouveau son attention vers la brute.

« Vous m’en voyez navré, mais je dois à tout prix consommer quelque chose. Sans doute d’ailleurs que ce distributeur seul ne sera pas suffisant pour survenir à mes besoins immédiat. Hmm … ? Oh mais, dites-moi, vous avez toujours été aussi grand ? Je me demande bien quel procédé d’évolution vous a permis d’atteindre ce stade. Vous savez, cela me fait penser à l’un de mes anciens maître d’académie, qui nous expliquait que plus un endroit était dur à viv- »

L’homme-taureau venait de virer à l’écarlate et une veine saillante apparut sur son visage, il se mit à grogner légèrement. Alfonzo demanda tout naturellement :

« Y a-t-il un problème ? Je vous assure c’est très intéré-
- DEGAGE ! »

La brute bouscula alors le frêle individu stellaire et il bascula vers l’arrière. Il y eut alors des gens qui retinrent leur souffle au moment ou Alfonzo était sur le point de cogner la tête contre le sol, mais pourtant il n’y eut aucun bruit. Seul sa veste toucha le sol. Au dernier moment il venait d’être obligé de recourir à sa lévitation et revint doucement sur sa position en basculant vers le haut pour de nouveau faire face à son interlocuteur. Il reprit un discourt tout à fait académique, en contraste complet avec la tension qui s’était installée.

« C’est regrettable d’en arriver là, mais heureusement pour moi, vous êtes encore plus lent que Min Min. A côté je dirais même que vous êtes un escargot. C’est l’analyse que je peux en faire. Oui oui. »

Décidément irrattrapable. L’hybride costaud grogna de plus en plus fort.

« RETENEZ-MOI OU JE LUI CASSE LA GUEULE ! »

Deux personnes à proximité retinrent la colère de la brute qui commençait à donner des signes de se jeter sur Alfonzo. Puis finalement l’homme de plus tôt à tête de lion intervint.

« Hé vous, je suis sûr que vous trouverez toute la quantité de sucre nécessaire en passant commande à un guichet, alors n’allez pas nous provoquer une bagarre, surtout que c’est interdit je crois. »

Alfonzo aquiesca au final, mais il était déçu que l’atmosphère puisse chauffer aussi rapidement.

« Très bien. Dans ce cas je vous prie de m’excuser pour le dérangement. »

Et il s’éclipsa alors. La brute mettrai du temps à se calmer. Tant pis pour le distributeur, il se dirigea alors vers un guichet, puis passa commande à un petit individu en forme de champignon.

« Oui c’est pour quoi ?
- J’aimerais tout simplement commander l’équivalent de onze kilogrammes de glucose.
- ...hein ? Pardon, je crois que j’ai mal entendu.
- Désolé, je parle bien de onze kilogrammes de sucre.
- Oh… ah… ah ! Tiens j’y pense, oui. On a bien ça quelque part. On était sensé fêter l’anniversaire d’un collègue dernièrement, donc on a préparé tout un tas de gâteries pour que toute l’équipe en profite. Sauf qu’il nous a dit que ce n’était pas le bon jour et qu’en plus de ça il n’aimait pas du tout les sucreries. Donc ce qu’on avait préparé est resté dans un coin. Vous fêtez un anniversaire vous aussi ? Vous êtes combien ?
- Non pas d'anniversaire. Je suis tout seul.
- C’est tout un chariot quand même !
- Oui, j’espère que ce sera suffisant. Dans le cas contraire, je repasserai.
- …
- Donc c’est bon ?
- Ah... euh... oui, je vais chercher ça ! »

Il s’éclipsa et sembla marmonner quelque chose du genre « c’est qui ce type ? » avant de disparaître. Alfonzo n’eut pas à attendre longtemps, car le petit bonhomme revenait en compagnie d’un collègue de la même carrure, poussant un grand chariot proposant deux étages de merveilles sucrées. Des gâteaux aux fruits, meringués, au chocolat, de la chantilly à foison, un grand bol de mousse au chocolat, des sachets de guimauves et de bonbons en veux-tu en voilà. Des bouteilles de soda, et de jus de fruit composaient également le goûter gargantuesque. Il y avait également tellement d’autres choses qu’il avait du mal à identifier. Le chariot avait même encore un ballon rouge criard gonflé à l’hélium accroché à une barre du chariot, signe de l’anniversaire qui ne l’était en fait plus vraiment. Nul doute qu’Alfonzo ne passerait pas inaperçu. Il semblait d’ailleurs tellement chargé que les roulettes grinçaient un peu sous le poids.

Le nabot lui demanda ensuite :

« Avec ceci, ce sera tout ?
- Ma foi oui, merci beaucoup. »

Alfonzo récupéra alors le chariot remplis de confiseries, de pâtisseries et de boissons. Il en avait déjà l’eau à la bouche ! Maintenant il ne lui restait plus qu’à trouver une place pour consommer tout ça. Il avait vraiment l’embarras du choix avec toutes ces tables vide, mais il se demandait si ce n’était pas plus intéressant de tenir compagnie à quelqu’un. Il risquait de s’ennuyer s’il n’avait pas quelqu’un avec qui interagir. Quelqu’un a qui poser des questions tout simplement.

Gaïa était une âme solitaire, pour ne pas dire qu’elle détestait les gens, en particulier les hommes. La grande majorité de son existence s’était déroulée sans aucune attache sociale, et être seule lui avait toujours réussi. Les humains n’avaient aucune utilité selon elle, à part créer des problèmes. Elle les trouvait bruyants, avares, irrespectueux, égocentriques, narcissiques, individualistes, et encore bien d’autres adjectifs qui n’avaient rien de compliments. La liste était interminable.

C’est cette haine envers la société et tout ce qui s’en approche qui la tenait hors et loin du Colisée, sauf en cas de nécessité, voire même d’urgence. Moins elle voyait de monde, mieux elle se portait. Cela ne l’avait pourtant pas empêchée de s’inscrire au tournoi annuel, sa curiosité et sa soif de puissance ayant pris le dessus. C’est lorsqu’elle se retrouva à l’infirmerie suite à sa défaite qu’elle commença à regretter son choix. La grande Gaïa, qui devait être plus âgée que la majorité des êtres vivants en ce monde, avait perdu face à une misérable humaine ? C’était impossible ! Quelle humiliation !

Elle ne se souvenait pas bien de la manière dont s’était terminé son affrontement face à la femme aux cheveux bleus. Cette vermine lui avait enfoncé son bras dans le gosier, et dans un dernier élan, la dracène s’était jetée par-dessus bord en l'entrainant dans sa chute. Après cela, trou noir. Elle s’était réveillée à l’infirmerie, sur un lit, où une infirmière peu aimable l’informa de sa défaite. Hah ! Si Gaïa n’avait pas assisté à sa propre défaite, alors elle n’avait pas perdu. Ce qui était certain, c’est qu’elle prendrait sa revanche dès que possible. Cette humaine insignifiante ferait mieux de ne pas croiser son chemin à l’avenir.

Aussitôt sortie de l’infirmerie, sans avoir remercié qui que ce soit pour les soins désagréables qu’elle avait reçus, la Manakete se vit contrainte de se rendre dans le réfectoire. Elle avait grandement envie de quitter ce bâtiment grouillant de monde, mais son estomac hurlait de manière insoutenable. La plupart de ses blessures étaient guéries, mais elle n’avait pas l’énergie pour reprendre sa forme draconique, ce qui était dangereux pour elle. Car sa forme humaine était bien trop faible pour parcourir de grandes distances ou se défendre face à un ennemi, et tout simplement, elle ne supportait pas de devoir revêtir cette apparence sans avoir l’option de se métamorphoser à sa guise.

C’est affamée et d’humeur massacrante qu’elle entra dans le réfectoire, et partit directement vers un guichet pour réclamer à manger. Quelques hommes la reluquaient de loin, et malgré l’habitude, cela ne fit que l’énerver davantage. C’est donc avec froideur qu’elle s’adressa à la créature face à elle, qu’elle regardait à peine.

« Bonj-
- De la verdure. Sans animal mort. Dépêchez-vous. »

Le petit individu ne se fit pas prier et la servit aussi vite que possible, la jeune femme lui faisant visiblement peur. Il avait l’habitude de faire face aux brutes parmi les habitants du Colisée, mais apparemment, une femme en colère avait quelque chose de terrifiant, qu’une montagne de muscles ne pouvait égaler.

Une fois servie, elle prit tout de même la peine de grommeler un “merci”, avant de chercher du regard un endroit où s’installer. D’habitude, elle serait sortie pour manger à l’extérieur, loin du peuple, mais dans son état, elle n’avait pas d’autre choix que de s’asseoir à une table et manger sur place.

Elle scruta un peu les environs, à la recherche d’un coin isolé. Le réfectoire était assez grand, et beaucoup de tables étaient vides à cette heure-ci, mais elle voulait la place la plus éloignée possible de tout individu. C’est donc tout naturellement qu’elle partit vers le fond de la salle, sans regarder personne, et s’assit à la table la plus éloignée des guichets, du distributeur et de l’entrée. Là, elle devrait être tranquille suffisamment longtemps pour avaler son repas. Personne n’allait prendre la peine de venir par ici.

Alfonzo avait décidé de parcourir le réfectoire, afin d’en voir un peu plus. La roulette grinçante et le ballon tape-à-l’œil lui valurent quelques regards qu’il aurait qualifié d’étranges. Se faisait-il juger ? Il se demandait bien pourquoi, car il se disait qu’il n’y avait aucune raison pour cela. Il aurait bien tenu compagnie à certaines personnes qui se trouvaient là, cependant aucun d’eux ne lui inspira le confort suffisant pour venir squatter. Il croisa d’ailleurs le regard noir de l’homme brutal de plus tôt. L’être albinos se demandait à quel point certains pouvait être pris de rancœur. Un petit faux pas et on vous déteste en un instant pendant si longtemps. C’était absurde !

Il s’engouffra un peu plus profondément dans le réfectoire et il faut dire qu’il était assez grand en effet. Il se demandait d’ailleurs si c’était le seul réfectoire du Colisée, ou bien s’il y en avait d’autres comme celui-ci pour accueillir tous les visiteurs. Il aurait sans doute sa réponse sur le long-terme. Maintenant qu’il avait pu s’essayer à l’arène et même à un combat, dans une zone simulée, il avait tout le temps libre nécessaire devant lui pour découvrir le reste. Dommage toutefois qu’il ne puisse pas visiter la zone du personnel. D’ailleurs, y avait-il un Directeur ? La réponse arriverait sans doute un jour.

Bref, à présent il n’y avait pratiquement plus de monde qui occupait les tables. Toutes les tables étaient inoccupées ? Non, car tout au fond de la pièce se trouvait une irréductible table occupée ! C’était amusant en quelque sorte, car à l’académie il se souvint à présent d’un fait similaire. Un de ses confrères Stellarion se mettait toujours à l’écart. Bien entendu ceci était expliqué par des raisons tout à fait scientifique. Alfonzo avait alors appris que l’individu en question étudiait la solitude et ses effets sur les cours et long termes. Il préparait d’ailleurs une thèse à ce propos, ce qui était tout à fait honorable. La thèse ayant été retranscrite et disponible dans la bibliothèque de l’académie, l’albinos avait pu lire le livre en question, pendant ses longues années de solitude. En un sens, Alfonzo s’était senti moins seul, en lisant l’histoire d’un homme… seul.

Mais donc oui, quelle était cette personne assise à l’écart ? Hé bien pour peu que l’érudit ait pu en voir en s’approchant, il ne pouvait s’empêcher d’être parcouru d’une sensation étrange, quelque chose se rapprochant de la nostalgie. Il s’arrêta un moment à l’observer, tentant de comprendre ce que son subconscient voulait lui faire comprendre. Il scrutait le visage. La peau pâle, la chevelure immaculée et ces yeux rouges. C’était ce sentiment réconfortant quand vous aperceviez quelqu’un qui ressemble un peu à vous et que vous avez envie d’aborder. Mais plus que cette sensation il arriva finalement à se souvenir. Cette personne, elle lui faisait penser à ses deux sœurs. Elle avait la coquetterie et la fantaisie qui habitait sa sœur cadette, Dé-Camille. Elle avait aussi ce regard froid et hostile qui caractérisait sa sœur aînée, Pi-Her. Mais tandis que la première avait les yeux tirant vers le rose et la seconde les yeux tirant vers le violet, celle-ci partageait la même couleur que lui. Alfonzo s’était toujours senti entre deux états, et c’est amusant comme le destin ait voulu qu’il se situe également entre ses deux sœurs.

Il s’approcha davantage d’elle en laissant le chariot à proximité, et se présenta à elle, mains jointe derrière le dos, pas très expressif corporellement, ni même avec son visage, qui de toute façon était dissimulé par le masque folklorique. Au moins on pouvait voir que ses yeux dévisageait cette présence féminine solitaire. Après un instant de flottement, il finit par parler.

« Vous êtes toute seule. »

Il avait dit cela comme une affirmation et non comme une question. A présent il attendait de voir comment la dame allait réagir. Etait-elle extravagante et joviale comme Dé-Camille, ou bien froide et désagréable comme Pi-Her ? Pourquoi pas un peu des deux ? Oui, pourquoi pas après tout.

Il aimait bien ça, les entre-deux...

Alors qu’elle venait de s’asseoir, l’ouïe fine de l’hybride capta un son strident et fort incommodant. Décidément, il n’y avait aucun moyen d’être à peu près tranquille en ce monde qu’elle trouvait surpeuplé. Elle releva les yeux afin de trouver la provenance de ce bruit insupportable, et remarqua sans trop de difficulté un humain poussant un chariot débordant de nourriture colorée, avec une sphère rouge flottant au-dessus de ce bric-à-brac culinaire. Malgré le masque que portait l’homme, il était aisé de comprendre qu’il cherchait un endroit où s’asseoir. Il y avait pourtant l’embarras du choix vu le nombre de tables inoccupées, et vu le poids potentiel du chariot, il était étrange qu’il veuille se fatiguer à le pousser aussi loin dans le réfectoire.

Gaïa détourna le regard assez vite, sans le perdre de vue pour autant. Elle priait les deux Dragons Divins pour qu’il ne vienne pas vers elle, n’ayant ni la force ni l’envie d’avoir de la compagnie. Mais elle comprit lorsqu’il s’arrêta pour la dévisager que ses prières étaient vaines, ou avaient l’effet inverse.

*Je jure devant Grima que je te tuerai si tu t’approches...*

Grima devait bien se moquer d’elle, car l’homme fit exactement ce qu’elle ne voulait pas. Il s’approcha, sans son chariot, pour le bonheur de ses tympans, et resta planté là quelques secondes, sans rien dire. La Manakete resserra sa prise sur sa fourchette et ferma les yeux, comme si ignorer sa présence allait la rendre invisible.

« Vous êtes toute seule. »

Par Naga, cet homme avait une capacité de déduction absolument hors-norme. Il avait prononcé ces mots sur le ton de l’affirmation, comme pour informer Gaïa de sa solitude, comme si elle n’était pas évidente. Un véritable génie digne de la race humaine. Qu’est-ce qu’il lui voulait, ce guignol ?

La jeune femme rouvrit les yeux, toujours sans le regarder. Son regard restait posé sur le contenu de son assiette, qu’elle n’avait pas eu le temps d’entamer, tandis qu’elle énonçait quelques mots, d’une froideur digne d’elle et de son humeur massacrante.

« Partez. Tout de suite. »

La réponse lui fut rapidement donnée. Oui, elle tenait plus de sa sœur aînée. De ce qu’il pouvait garder comme souvenir il pouvait même faire un parallèle avec ces moments où elle se trouvait de mauvais poil. Cela ne facilitait pas forcément la tâche d’Alfonzo, mais cela ne le ferait pas renoncer pour autant à en apprendre plus sur elle. Il se souvenait que Pi-Her était comme ça lorsqu’elle coinçait face à une équation qui lui triturait l’esprit et semblait insoluble. Elle se sentait comme vaincu dans un domaine où elle excellait, de quoi blesser son orgueil. Dans son envie d’aider, Alfonzo se faisait souvent refouler car elle ne voulait certainement pas égratigner sa fierté d’accomplir les choses d’elle-même. Eventuellement la tempête passait et il avait compris comment provoquer une éclaircie avec le temps. Il faut dire aussi que son calme olympien aidait pas mal. Il lui suffisait d’appliquer la même méthode ici, n’est-ce pas ? Dans un premier temps il s’agissait de ne pas trop insister.

« Je vois » se contenta-t-il de répondre avant de s’éloigner de nouveau vers son chariot.

Il prit alors un couteau et commença à couper une part de gâteau au chocolat, moelleux et fondant à la fois. Il s’évertua à couper dans une précision millimétrique un morceau qu’il avait calculé à 45° d’angle. Ni plus, ni moins. Il prit ensuite une des petites assiettes se trouvant au premier étage du chariot et y déposa le morceau. Finalement il revint vers son interlocutrice et posa l’assiette en face d’elle tout en précisant :

« Au moins faîtes-moi le plaisir de goûter à ceci, vous ne pourrez y résister. De toute façon je ne vous laisse pas le choix. »

Il s’écarta de nouveau puis poussa son lot de gourmandises vers une autre table à proximité de la sienne. Ni en face ni derrière mais une table juste à côté. Il se posta alors à la chaise du côté opposé où se trouvait cette dame, comme ça il pouvait toujours la voir de trois quart, sans qu’il ai besoin de se mettre en face d’elle afin de l’observer le plus discrètement possible. Il ôta ensuite son masque qu’il posa quelque part sur la table et put enfin faire son choix, un choix vraiment trop large qui l’obligea à réfléchir longtemps, un doigt levé tantôt vers un plat, tantôt vers un autre d’un air indécis. Finalement il se rabattit sur le gâteau au chocolat qu’il venait de commencer à découper. Il logea ainsi dans une assiette le reste de moitié de cette patisserie, s’appropria une cuillère et n’attendit pas plus longtemps avant de piocher.

L’albinos exprima son plaisir gustatif avec quelques fredonnements de plaisir. C’était très bon mais il manquait toujours un peu quelque chose. Il vérifia de nouveau parmi la montagne de sucreries et tomba sur une mousse blanche dans un grand bol. Il se servit de plusieurs grosses cuillerées et remarqua la légèreté de la texture. Il recouvrit ainsi sa grosse part avec un nappage de chantilly. Goûta de nouveau et fredonna de nouveau. Après la brutalité de son précédent combat, il profitait de la douceur de ce repas. Il enchaîna les bouchées, s’en s’arrêter. A un moment il décida même d’agrémenter son plat de bonbons en forme de fraise qui venait mettre un peu plus de couleur dans l’ensemble. Il lui semblait impossible de s’arrêter, c’était si satisfaisant. Pourtant une part de lui-même ne pouvait s’empêcher de maudire sa sœur cadette pour avoir contribué au départ de cette addiction.

A mesure qu’il engouffrait tout ceci, il sentait ses forces revenir. Il devait bien stocker tout ça quelque part, mais on ignorait vraiment comment. Il semblait même ne donner aucun signe de rassasiement jusque là.


« Oh ? Hohoho !  »

Un petit gloussement se fit entendre de sa part tandis qu’il tomba sur quelque chose ressemblant à des choux à la crème. Il en fourra d’abord un, puis un autre. Il se lécha même les doigts à un moment. Alfonzo se demandait toujours pourquoi cette énergie sous forme alimentaire lui provoquait toujours autant de plaisir.

Pensant qu’il avait compris, Gaïa poussa un soupir de soulagement lorsque l’humain masqué accepta enfin de la laisser tranquille et s’éloigner. Mais sa tranquillité fut très brève, car l’homme revint aussitôt à la charge, avec… Une part de gâteau ? Pour qui la prenait-il ? S’il pensait acheter sa gentillesse avec une part de gâteau au chocolat à l’odeur si alléchante et si moelleux d’apparence…

Du coin de l'œil, la Manakete suivit l’étranger du regard alors qu’il partait s’asseoir plus loin. Elle le vit retirer son masque, dévoilant un teint aussi pâle que le sien, et des yeux tout aussi rouges. Entre cela et ses cheveux blancs, il ne lui manquait plus que des oreilles pointues pour donner l’impression que Gaïa et lui étaient de la même famille. C’était… Assez troublant.

Elle reporta finalement son regard sur les assiettes face à elle. Dans l’une, une salade sans extravagance; dans l’autre, une belle part de gâteau au chocolat à l’odeur sucrée. Habituellement, l’hybride n’ingérait que de la verdure, la viande la rendant malade et les pâtisseries étant un plaisir qu’elle ne pouvait s’offrir que rarement. Certes, le réfectoire du Colisée en proposait, mais le simple fait d’y mettre les pieds lui passait l’envie de s’attarder sur le choix qu’offrait le menu. Et lorsqu’elle vivait encore dans son monde, il lui était très rare de tomber sur un gâteau en pleine nature, elle qui fuyait les villes et vivait au jour le jour.

La dernière fois qu’elle avait dégusté une sucrerie remontait à ce jour où elle s’était faufilée dans la réserve d’un campement d’un régiment de l’armée Ylissienne, qui s’était installé en bordure de forêt pour de la surveillance. Une histoire de bête sauvage magique représentant un danger pour la population du secteur, quelque chose du genre, elle s’en fichait un peu. Un des soldats devait sûrement fêter son anniversaire, car parmi les caisses de nourriture stockées dans la tente se trouvait un joli lot de pâtisseries faites maison, que Gaïa ne s’était pas privée d’emporter dans sa totalité. Quel festin… Quel délice ! Elle regrettait seulement de ne pas avoir vu la déception des hommes lorsqu’ils eurent découvert que leur dessert avait disparu.

La jeune femme jeta un regard discret vers l’homme qui s’empiffrait de gâteau et d’autres substances colorées, ce qui la dégoûta un peu. Mais au moins, il semblait ne pas trop faire attention à elle, ce qui l’arrangeait. Car elle allait craquer, malgré ses principes, pour cette alléchante part de gâteau.

Ignorant sa salade insipide, elle piocha un bout à l’aide de sa fourchette qu’elle tenait toujours, et goûta à cette merveille sucrée. Par tous les dieux… Un véritable délice. Ses yeux se fermèrent et un fin sourire se traça au coin de ses lèvres alors qu’elle dégustait avec plaisir cette pâtisserie chocolatée, qu’il lui semblait avoir désiré toute sa vie.

Après avoir ingurgité autant de choux après le gâteau au chocolat, il prit une autre quart du même gâteau, mais cette fois-ci plutôt que de le recouvrir de chantilly il se servit de deux louches de crème anglaise qui traînait par là. Oh et puis non, une troisième louche, il fallait se faire plaisir après tout ! Le mariage entre cette crème et la pâtisserie semblait encore plus magistral. Il s’en souviendrait certainement. Mais à présent, voilà qu’il avait soif. Quoi de mieux alors que de se servir d’une boisson tout aussi sucrée ? Il avait bien vu une bouteille marquée « light » mais il préféra l’ignorer. Il jeta plutôt son dévolu sur une qui contenait un liquide jaune et pétillant. Il l’ouvrit et but directement à la bouteille. Cela avait un goût d’orange, avec des bulles et un peu de pulpe au fond. L’être stellaire faisait alors montre d’une descente particulièrement efficace. Ce qui restait du litre de liquide à l’intérieur passa de la bouteille jusqu’à l’estomac d’Alfonzo. On voyait le niveau de boisson descendre sans arrêt, jusqu’à ce qu’il n’y ait plus rien ! Finalement il reposa la bouteille sur la table et expira de bonheur.

Mais tout ce dioxyde de carbone qu’il venait d’absorber quand même, qu’est-ce qu’il allait devenir ? Hé bien il n’eut même pas besoin de trouver une voie de sortie, car le métabolisme du stellarion n’avait rien à voir avec celui d’un humain. Alfonzo se contentait d’absorber les liquides, solides et gaz, comme si son estomac était sans fond. Pour ainsi dire il avait pratiquement un trou noir à la place de l’appareil digestif. Il devait bien mettre ça quelque part, mais où ? A moins d’une explication théorique de sa part, vous ne voudriez sans doute pas savoir, et puis ce serait trop compliqué. Mais qui sait, vous pouvez toujours essayer de demander.

Il avait mangé, il avait bu. Maintenant que devait-il faire ? Hé bien encore manger et boire pardi ! Mais bon quand même avant il jeta un regard furtif sur la table à côté et il comprit alors. Elle avait craqué ! Ah, c’était obligé après tout. Qui aurait pu résister ? Le scientifique parut satisfait, mais il ne le montra pas pour autant. S’apercevant qu’elle n’avait pas touché à son plat végétal, il se contenta de faire remarquer quelque chose :

« Votre salade n’est pas bonne ? »

Alfonzo aimait bien poser ce genre de question de façon détournée, presque teintée d’ironie. Bien sûr, lui demander si le gâteau était bon aurait pu aller, mais c’était une question bien trop évidente à ses yeux, et bien qu’il ait fait remarqué une évidence lors de leur rencontre, il préférait poser des questions plus ouverte que cela. Il savait que la réponse concernant le gâteau aurait été oui, ou alors elle n’aurait même pas pris la peine de répondre, allez savoir. Ce n’était pas grave au fond car elle venait de donner cette réponse grâce à sa gourmandise.

Il piocha ensuite une sorte de gâterie toute molle et rose de forme cylindrique, voire presque cubique. Cela tenait entre deux doigts et lorsqu’Alfonzo appuya entre son pouce et son index, la friandise s’affaissait puis reprenait du volume, comme un coussin. En la mettant en évidence en face de lui, il se lança dans une explication :

« Ceci est encore plus formidable, voyez-vous ? Vous pensez sans doute que vous pourrez en commander à tout moment, sans mon aide. Mais c’est tout à fait dommage que vous n’en connaissiez pas le nom, ni même tout ce qu’on peut faire de merveilleux avec. Alors que moi... » Il enfourna le marshmallow dans sa bouche avant de terminer sa phrase, la bouche légèrement encombrée. « … shi ! Hmm !~~ »