L'aventure dans un nouveau monde [Sherlock & Gaïa]

C'était un hiver particulièrement froid en ce mois de février. Même pour la ville de Londres, des températures si basses n'avaient rien d'habituel. En revanche, l'épaisse brume présente et l'humidité qui régnait dans l'air étaient maintenant considérées comme faisant partie du charme de la capitale britannique.

Sherlock Holmes était assis, seul, sur une des banquettes intérieures d'un omnibus, peu affecté par ce froid. Le conducteur par contre, qui n'avait aucun n'autre choix que de rester à l'extérieur afin de guider ses chevaux, était gelé et ne pouvait cesser de trembler. Un conducteur d'omnibus londonien ne s'arrêtait presque jamais de travailler pendant une journée, ce moyen de locomotion étant l'une des grandes fiertés de Londres. Accessible de n'importe où, passant à des horaires réguliers, cette notion de "transport en commun" était une révolution pour l'époque. Mr Holmes avait abordé l'omnibus directement en bas de chez lui -telle était l'influence du Grand Détective-. Il devait rejoindre son ami l'avocat japonais à la cour du old Bailey, tribunal où avaient lieu les procès des criminels.

Sherlock était en retard. Il avait l'habitude de se lever très tard le matin, quand il se couchait et ne passait pas la nuit à travailler ses inventions diverses. Là encore, il prenait des notes sur la dernière invention de son assistante Watson, qu'il avait énormément hâte de pouvoir tester dès que l'occasion se présenterait. Il était tellement absorbé par ses recherches qu'il ne remarqua ni le changement soudain de température, ni le silence général de ses alentours. Plus personne ne parlait ou ne riait. On n'entendait plus que les sabots des chevaux qui ne cessaient d'avancer.

Soudainement, Sherlock réagit qu'il avait oublié son journal, et sa boîte à musique portable qu'il avait créée il y a de cela deux nuits. Il avait même confectionné un disque pour l'occasion, appelé "Sherlock Holmes: le Détective de la ville brumeuse", une composition de lui-même qu'il jouait très souvent au violon et qu'il avait hâte de faire écouter à ses amis. Il n'y avait pas d'autre choix: l'omnibus devait faire demi-tour.
"Cocher! Cocher! Arrêtez-vous immédiatement, c'est une urgence!" avait-il crié.
Aucune réaction de la part du cocher. Mr Holmes n'avait donc plus qu'une solution. Il devait sauter de l'omnibus.
Il fourra rapidement ses notes dans sa sacoche, mit son casque à ses yeux, ajusta rapidement sa casquette, et fonça immédiatement vers le porte de sortie.

Il n'avait pas pris la peine de regarder à l'extérieur avant cela, et se prit en plein front une barre en fer qui semblait faire partie d'une cage. Heureusement, sa casquette solide était par chance légèrement tombée de la tête de notre Grand Détective et avait amorti le choc.
Quelque chose n'allait de toute évidence pas. Déjà, le détective si habitué à atterrir sur le pavé londonien qu'il avait sans même jeté un coup d'oeil déjà remarqué que le sol n'était pas du pavé. Aussi, aucune cage ne se trouvait en plein milieu des rues.
Mr Holmes tenait là sa grande déduction.

"Le cocher ne m'a pas répondu, il n'y a pas de pavé, et je viens de foncer à toute allure dans ce qui semble être une cage... Il n'y a donc qu'une seule possibilité."

Il passa de bas en haut son index droit sur son front, poussant au passage sa casquette en arrière qui avait alors menacé de chuter, et finit par tendre son index devant lui, son bras légèrement replié.

"Je me trouve... Dans le parc zoologique de Londres."

Il commença alors à expliquer plus en détails sa déduction, malgré sa solitude.

"Le cocher, d'un âge plutôt avancé, était bien trop occupé à admirer tous ces animaux qu'il n'avait de toute évidence pas l'attention nécessaire pour pouvoir m'entendre. Aussi, l'absence de pavé prouve que je me trouve au milieu d'un chemin. Enfin, une cage se trouve devant moi... De toute évidence..."

Cette fois, il mit sa main gauche sur sa taille, en tendit son index droit vers le haut, sa main droite légèrement en avant au niveau de son épaule.

"Le cocher voulait prendre une photographie des paons pour la donner à sa petite fille, et c'est la raison pour laquelle il s'est écarté de son circuit habituel!"

Le détective commença à observer ses alentours, et éclata soudainement de rire, penché en arrière en formant une courbe parfaite avec son dos digne des plus grands gymnastes. Quelle erreur avait-il commise, il n'y avait pas d'animaux dans ces cages, et il n'y avait point de bâtiments londoniens, il n'était donc de toute évidence pas à Londres. Par contre, il se félicita d'avoir découvert qu'il se trouvait dans un parc zoologique, maintenant abandonné.

Il en fallait néanmoins plus pour inquiéter Sherlock. Il décida alors de commencer son investigation. Le détective avait déjà oublié l'omnibus, ses amis japonais et sa boîte à musique. Son seul objectif: il devait faire éclater la vérité quant à la disparition soudaine de la ville de Londres et des animaux du parc zoologique.

"Ma chère Iris aura de quoi écrire mes nouvelles aventures quand je rentrerai ce soir à l'appartement!"

Ainsi commença les aventures du Grand Détective dans le nouveau monde.

Depuis son arrivée, la Manakete avait tenté quelques investigations afin de comprendre un peu dans quel monde elle avait atterri. La première chose qu'elle avait faite en entrant dans ce que tous semblaient appeler le Colisée fut de se retrouver devant une secrétaire qui lui déballa des politesses apprises par cœur, avant de lui donner une clé comportant une lettre et un numéro. Il y avait une chambre pour elle dans ce bâtiment ? Elle n'avait pourtant rien demandé. Soit, elle irait y jeter un œil plus tard.

L'humaine face à elle lui avait ensuite conseillé de faire un tour à l'infirmerie afin de panser ses blessures, ce qu'elle fit plus par obligation que par envie. L'hybride n'avait nullement envie qu'on s'approche d'elle, et encore moins qu'on la touche, mais dans son état, elle n'en avait pas vraiment le choix. Si encore elle avait eu une potion sur elle, elle aurait pu se débrouiller. Et apparemment, ici, les soins se faisaient au contact, et non à l'aide de bâtons de soin, qui ne requièrent aucun rapprochement entre le soigneur et le patient. Quelle horreur ! Des mains humaines, sur elle ! Quel monde pénible... Il lui fallait s'isoler au plus vite.

Sans passer par la chambre qu'on lui avait apparemment attribuée, elle ressortit aussitôt guérie. Revêtant sa forme originelle, elle s'éleva dans les airs à la recherche d'un coin tranquille. Elle s'éloigna du bâtiment en scrutant les environs. Plus loin, toujours plus loin...

Contournant une masse rocheuse, elle passa au-dessus de ce qui semblait être une forteresse en ruines. Bien que semblant propice à trouver du répit, elle lui rappela quelques sombres passages de l'histoire de son monde, dont elle n'avait certes que faire, mais l'implication des humains dans ces événements ne l'inspirait guère. Les bords du lac l'avaient tentée mais elle avait aperçu quelques personnes y faire bronzette, et la forêt n'était d'expérience qu'un nid à embuscades.

Là, au beau milieu des plaines sauvages, elle vit quelques structures usées par le temps, ainsi que ce qui ressemblait à des cages vides. Curieuse, elle se rapprocha du sol et reprit sa forme humanoïde, afin de ne pas se faire remarquer si par malheur quelqu'un débarquait.

La Manakete s'avança dans une des allées, observant le décor en se demandant la fonction que ce lieu occupait avant d'être déserté. Peut-être ces cages avaient-elles servi aux humains pour enfermer des êtres de son espèce. Cette pensée piqua sa haine envers l'humanité, et la mit quelque peu de mauvaise humeur. Ce n'était clairement pas ce qu'elle était venue chercher en quittant le Colisée.

Soudain, elle entendit des bruits de sabots s'approcher. Des gardes à cheval ? Impossible, elle les aurait vus en arrivant ! Quelle journée, franchement... Pas une minute de répit !

Elle se cacha derrière un muret en restant aux aguets, puis fut surprise de voir des chevaux sortir de l'allée, sans cavaliers, attelés à une sorte de... Carrosse ? Qui se baladait dans un tel engin dans un lieu pareil ? Plus surprenant encore : qui pouvait bien lâcher des chevaux attelés, sans aucun passager et sans surveillance ? Décidément, c'était du grand n'importe quoi, cette journée ! D'abord ce stupide humain et sa camarade au caillou brillant qui calme la douleur, ensuite cette histoire de chambre sortie de nulle part, ces être venus d'une autre planète qui grouillent entre les murs de ce bâtiment hideux qu'ils appelaient le "Colisée", et maintenant, un carrosse rectangulaire vide tiré par des chevaux sans cavalier... Elle devait être morte, ou avoir bu trop d'hydromel.

C'est alors qu'elle entendit un rire. Apparemment, cette situation sordide faisait rire quelqu'un. Se demandant bien qui pouvait se plier de rire en voyant passer des chevaux sans surveillance au beau milieu d'un endroit aussi glauque, Gaïa se redressa et détailla l'humain qui se tenait plus loin dans l'allée. De pire en pire... C'est quoi ces fringues ? Jamais elle n'avait vu un accoutrement pareil... Et pourtant, des vêtements bizarres, elle en avait vu des dizaines depuis son arrivée, plus tôt dans la journée.

Elle resta plantée là à le regarder d'un air interrogateur pendant quelques instants. D'habitude elle se serait discrètement éclipsée, surtout face à un fou pareil, mais sans savoir comment ni pourquoi, elle n'arrivait pas à bouger ni à cesser de le dévisager.

Sherlock enquêtait aussi sérieusement que s'il avait un meurtre à résoudre. Grimpant sur les restes de cage pour avoir une vue générale de la zone, se pendant par les jambes aux barres de ces mêmes cages pour analyser les vestiges se trouvant au sol (notre grand détective ne se penchait que très rarement, il trouvait bien plus amusant d'avoir la tête en bas). Cette affaire était une des plus difficiles qu'il avait eues en face de lui: la disparition de bâtiments entiers, des multitudes de lampes à gaz normalement présentes à Londres, la fuite de la totalité des animaux du parc zoologique... Notre détective était habitué aux situations les plus folles, mais il devait bien se l'avouer, celle-ci était particulièrement retorse.

Il avait bientôt considéré toutes les possibilités. Une explosion simultanée de toutes les lampes à gaz? Il n'était pas convaincu que la force générait par les explosions serait suffisante à l'annihilation des briques solides des infrastructures londoniennes. Une catastrophe naturelle? Sur ce plan, la pire chose qui pourrait arriver à la capitale serait une pluie torrentielle, ou en prenant en compte qu'on était en hiver, une tempête de neige. Rien de bien affolant. Ou peut-être plusieurs bêtes similaires à celle de la malédiction des Baskervilles avaient ravagé l'endroit?
Notre détective se demanda alors: était-il vraiment à Londres? Comment avait-il pu se retrouver si loin de la capitale en si peu de temps? Peut-être pourrait-il demander au cocher quel type de chevaux tiraient l'omnibus pour atteindre une telle?

L'omnibus... Mr Holmes se souvint soudainement qu'il n'était pas dans les alentours. Le cocher avait dû repartir sans lui, s'apercevant de la situation cocasse dans laquelle il s'était mise.
Sherlock était donc seul, le seul autre être vivant qu'il avait aperçu jusque-là était un serpent qui aurait bien pu lui mordre le nez s'il ne l'avait pas esquivé assez vite alors qu'il essayait d'identifier en usant son odorat quel type de flore il avait à ses pieds.

Le détective s'avança vers un muret pour s'y percher, accroupi au bord, la pointe de son index sur le front pour réfléchir. Si seulement au moins une autre personne pouvait être ici... En interrogeant un habitant du coin, il pourrait forcément savoir où il avait atterri. Mais qui donc pouvait bien vivre ici? La terre était desséchée, fort probablement stérile, il n'y avait aucune infrastructure habitable, peu voire pas d'eau...

Mr Holmes commençait à réellement s'ennuyer. il se laissa tomber du mur lentement en arrière, serrant ses jambes sur le haut du muret pour ne pas en tomber, et continua de réfléchir un instant, les yeux fermés. Il crut sentir un souffle chaud caresser son visage, et un léger parfum de fleurs qu'il ne connaissait pas suffit à le faire sortir de ses pensées. Il ouvra lentement les yeux, et réalisa qu'il était face à face à une jeune fille à la peau très pâle, arborant une couronne de fleurs, probablement celles qu'il avait senties. La surprise le fit se jeter en avant, atterrissant la tête la première dans la terre. Il se releva instantanément.

Il n'avait vu la jeune fille que pendant une fraction de seconde, mais l'observation de notre détective était infaillible. Il avait déjà remarqué les oreilles pointues de l'inconnue. Et quel accoutrement. Habitué à la vue des robes victoriennes, châles, gants longs et chapeaux des élégantes londoniennes, il n'avait jamais vu une femme montrer tant de peau. Cela ne ressemblait à rien de ce qu'il avait vu jusque-là. Il ajusta sa casquette, se racla la gorge, et dit d'un ton calme:

"Ah! Pardonnez-moi, Milady. Cette réaction n'était pas digne d'un gentleman, mais vous devez bien avouer qu'il aurait été judicieux de vous annoncer, vous pensez bien que ces drôles d'oreilles doivent en effrayer plus d'un."

Il éclata de rire, penché en arrière. Tel était le tact du Grand Détective. Il se redressa de nouveau, et commença à faire les cents pas.

"Sauriez-vous par hasard où nous nous trouvons? Quelque chose me dit que vous avez l'air aussi perdue que moi. Votre regard interrogateur ne me trompe pas. Ou peut-être êtes vous surpris de m'avoir en face de vous?"

Le détective était bien conscient de sa célébrité, trop conscient vous dirait même Watson, mais après réflexion, le regard de la jeune fille ne disait pas "Oh! C'est LE Sherlock Holmes!", mais plutôt "Qui est cet homme?". En même temps, il ne put s'empêcher de remarquer qu'elle avait reçu très récemment des soins. S'était-elle battue avant de venir ici?
Toujours interpellé par sa tenue, Sherlock avait discrètement zoomé sur ce qui la constituait, observant minutieusement chaque détail. Beaucoup d'écailles. C'était son observation. Il ne savait qui était la jeune fille, mais il savait ce qu'elle était.

"Je remarque beaucoup d'écailles sur votre tenue, aussi, vous avez une pierre accrochée à votre taille. Dans certaines cultures, il existe en médecine des pierres servant à soigner les morsures de serpent. De toute évidence, vous avez un lien fort avec les reptiles..."

Ah! Il avait là sa grande déduction!

"Vous vous occupez des reptiles dans ce parc zoologique! Ou du moins, vous vous en occupiez avant son abandon. Cette pierre vous aide à vous soigner quand vous vous faites mordre par vos amis ces redoutables bêtes ne demandant qu'à mordre le premier venu. Ces écailles sont probablement récupérées de vos amis morts, en guise de souvenir... C'est élémentaire!"

Il mit sa pipe dans sa bouche, sans l'allumer, et attendit que la jeune fille valide sa théorie. Il ne pouvait pas quant à l'activité professionnelle de la jeune fille, n'est-ce pas?

L'air ahuri, l'hybride dévisageait l'étranger sans dire mot. Elle ne le quitta pas des yeux lorsqu'il dégringola de son perchoir et se releva aussitôt, et ne montra aucune réaction lorsqu'il se mit à parler. Suspendue à ses lèvres sans savoir pourquoi elle l'écoutait déblatérer ses bêtises, elle haussa à peine les sourcils lorsqu'il se moqua ouvertement de la forme de ses oreilles, ce qui d'ordinaire l'aurait faite sortir de ses gonds.

Son dialecte était proche de celui qu'elle avait l'habitude d'entendre, contrairement à ce qu'avaient donné les rares dialogues qu'elle avait pu avoir depuis sa récente arrivée. Mais il ne venait pas de chez elle, cela elle en était certaine. Personne ne se baladait dans une telle tenue... Elle lui était tellement étrange qu'elle ne savait pas à quoi la comparer.

Toujours à l'écoute de cet étrange personnage, elle ne l'arrêta pas lorsqu'il se mit à faire des affirmations absurdes sur la Manakete. S'occuper de reptiles dans un "parc zoologique" ? En six siècles d'existence, elle n'avait jamais eu vent de tels termes. Il semblait s'en servir pour désigner l'endroit où ils se trouvaient.

Peut-être parlait-il des anciens occupants des cages autour d'eux, en désignant les semblables de Gaïa par la race reptilienne. Cela tendait à confirmer ses premières pensées : cet endroit avait autrefois servi de musée vivant pour les humains, exposant des dragons faits prisonniers pour leur amusement.

Puis elle poussa sa réflexion plus loin, en estimant que si cet homme avait été bien sûr de ce dont il parlait, il aurait tout de suite su que la personne face à lui était un dragon elle-même, et avait donc davantage sa place à l'intérieur qu'à l'extérieur des cages. Car dans son monde, bien que les êtres de son espèce ne couraient pas les rues, tout être humain un minimum instruit savait reconnaître un Manakete métamorphosé à la simple vue de ses oreilles pointues. Et ses oreilles, Gaïa avait cru comprendre qu'il les avait très bien remarquées.

Cela réduisait donc en poussière toute sa théorie sur les anciennes fonctions de ces lieux. Et à en juger par le nombre d'âneries que l'inconnu déblatérait, il n'en savait pas plus qu'elle. Elle le dévisagea encore quelques instants, son temps de réflexion ayant laissé un silence assez long après le point final du monologue de l'être humain, puis en tira une conclusion fort simple.

« Vous êtes complètement taré. »

Quelle vulgarité. Il était rare que quelqu'un s'adresse d'une manière aussi désinvolte à notre détective. De nature calme, il ne s'énerva pas. Au contraire, il comprenait au moins un peu mieux quelle personne il avait en face de lui: une jeune fille probablement peu patiente, et apparemment peu disposée à faire la causette. Mr Holmes décida d'essayer autrement.

"Permettez-moi de me présenter. Je suis Sherlock Holmes, détective privé dans la ville de Londres, bien que mes enquêtes ne se résument évidemment pas à l'Angleterre."

Il rangea sa pipe dans sa sacoche. C'est alors que son expression se détériora. Il était non seulement perdu il ne savait pas où, mais il avait en plus oublié son violon dans l'omnibus, ne sachant pas non plus où était ce dernier. Sherlock avait pour habitude, quand il transportait son second partenaire, de le fourrer rapidement dans sa sacoche, quitte à ce qu'il en dépasse un peu. Par chance, il avait quand même pensé à prendre son archet.
Il avait perdu tout son air enjoué et confiant, abandonnant sa posture droite, baissant la tête et en laissant ses bras tomber, et son regard était maintenant des plus vides et inexpressif. D'une voix presque hésitante, il demanda à la jeune fille:

"Dites-moi, Milady. Auriez-vous vu passer un omnibus? Conduit par un cocher vêtu en vert, d'une soixantaine d'années peut-être?"

Sherlock sortit son archet de sa sacoche, le fixa quelques secondes, et reprit immédiatement ses esprits. L'omnibus ne devait pas se trouver bien loin.

"Fort bien, mon assistante n'étant pas présente pour m'y aider, vous allez m'accompagner. Nous partons à la recherche de mon violon!"

Il mis son casque sur ses yeux, fit la mise au point rapidement, et après avoir rangé son archet, il sortit la dernière invention de Watson de sa sacoche. Ce gadget se maniait comme un gros pistolet. Le canon, d'environ 40 centimètres de long et 10 centimètres de diamètre, était au bout de la même forme qu'une trompette: plus large pour favoriser la diffusion des produits qui en sortaient. Il abaissa le canon, fourra une boule colorée à la base puis le releva.

"Suivez-moi, ouvrez-bien vos yeux, analysez vos environs, et recherchez tous les indices qui pourraient nous permettre de retrouver la trace de cet omnibus. Qui sait, peut-être que dans son prochain écrit, Watson vous laissera sa place d'assist- OH, regardez là-bas! Il semblerait que ces marques au sol soient des traces laissées par des sabots!"

Et sans même vérifier si la jeune fille le suivait, il courut jusqu'aux dites traces pour enquêter.

L'hybride observait l'homme toujours avec le même étonnement. Elle continuait de l'écouter, sans savoir s'il le fascinait ou si elle le trouvait tout simplement aberrant. Ce qui était sûr, c'est qu'elle pensait ce qu'elle venait de dire : il était fou à lier. Enfin, du point de vue de Gaïa, peu de personnes étaient qualifiables de saines d'esprit ; elle-même ne l'était pas.

Alors qu'il venait de se présenter, l'homme changea radicalement d'attitude. Il passa d'une gestuelle enjouée à un ton monotone, presque triste. Super. Un lunatique. Comme si elle avait envie de gérer les humeurs d'un inconnu décérébré. Il lui demanda, de sa voix soudainement éteinte, si elle avait vu passer un "omnibus". En plus d'être pas net, il inventait des mots. Gaïa devait rester prudente, au cas où sa bêtise serait contagieuse. Ceci dit, après plusieurs siècles de collocation avec la bêtise humaine, il ne lui semblait pas avoir été absorbée par les trous noirs qui occupaient leur boite crânienne.

Alors que l'humain chargeait une sorte d'outil après avoir décrété que Gaïa lui ferait office d'assistante dans la recherche de son instrument de musique, le tout en lui donnant des ordres et sans qu'elle ait prononcé le moindre mot, la Manakete le détaillait en gardant une certaine distance de sécurité. Ce gars-là avait clairement quelque chose de louche, il lui fallait se méfier.

Le dénommé Sherlock Holmes eut à peine fini sa phrase qu'il s'extasia sur quelques traces de sabots au sol, avant de se précipiter vers celles-ci. Il avait une bonne vue, à n'en point douter. Ou bien ce drôle d'appareil qu'il portait comme des lunettes lui permettait de mieux voir ce qui l'entourait. Bref, il avait remarqué un détail dont Gaïa se fichait royalement, puisqu'elle ne comptait pas particulièrement l'aider. De toute manière, il semblait pouvoir s'en sortir tout seul comme un grand.  

Elle se surprit malgré tout à le suivre, en dépit de l'opportunité de s'éclipser qui se présentait. Cet homme avait quelque chose qui semblait l'attirer comme un aimant et la pousser à le suivre dans ses aventures, si futiles soient-elles. Finalement, elle prononça quelques mots afin de donner un sens à la conversation, le monologue constant de l'humain n'ayant ni queue ni tête pour l'hybride.

« Votre omnitruc... Ce ne serait pas une espèce de carrosse traîné par des chevaux sans cavalier ? »

Elle était plus du genre à écouter qu'à poser des questions, mais au point où en était la situation, elle n'avait pas grand-chose d'autre à lui dire. Ah, si, elle aurait pu commencer par se présenter. Le bon sens et les bonnes manières l'avaient quittée il y a bien longtemps au profit de ses propres intérêts. Et même si elle disposait de plus de temps que quiconque, elle n'allait pas en perdre en futilités de ce style.

Un carrosse tiré par des chevaux, mais sans cavalier? Sherlock était pourtant persuadé que l'omnibus était conduit par un cocher. Le détective avait un minimum de bon sens, il ne serait pas monté dans un omnibus tiré seulement par des chevaux, et d'ailleurs, si ça venait à arriver, la police serait probablement déjà intervenue.

Holmes commença à réfléchir à tout ce qu'il avait relevé depuis son arrivée, et pour lui, il n'y avait pas énormément de solutions. Le cocher avait soit abandonné son poste, laissant l'omnibus hors de contrôle, en le tirant hors de la ville de Londres, et loin de cette dernière. Ou alors avait-il été attaqué? Dans ce cas, les chevaux auraient probablement cédé à la panique.
Aussi, aucune des infrastructures présentes dans ce parc animalier ne lui semblaient familières. Elles étaient toutes très ternes, disgracieuses, loin du charme londonien, comme si elle venait d'une autre époque. Mr Holmes avait-il fait un bond dans le temps?

Cette dernière pensée fit sourire notre grand détective. Son métier lui avait appris qu'il y avait toujours une explication logique derrière tout phénomène qui semblait surnaturel. Il essayait de rester rationnel, mais il lui semblait difficile d'imaginer qu'il n'avait jamais entendu parler d'un tel endroit dans les alentours de Londres, et encore moins qu'une jeune fille aux oreilles pointues et vêtue d'écailles n'ait pas fait la une des journaux, une jeune fille qui en plus ne savait visiblement pas ce qu'était un omnibus. Et elle ne semblait pas feindre l'ignorance. Elle n'était de toute évidence pas britannique.

Mais pour le moment, il était plus préoccupé par son violon, et une chose était sûre, son assistante provisoire avait vu l'omnibus. Pourtant, même si elle lui indiquait dans quelle direction il était parti, et que le détective se lançait à sa poursuite, il pourrait pas rattraper deux chevaux au trot. Il demande tout de même:

"Il s'agit bien de cela, on pourrait appeler ça un carrosse. Pourriez-vous m'indiquer dans quelle direction il se dirigeait? Et êtes-vous bien certaine que personne ne le conduisait?"

Sherlock avait tant de questions, mais toutes les poser maintenant lui prendrait un temps fou. Sa curiosité voulait l'emmener partout, voulait le forcer à explorer ces ruines et au-delà, mais son instinct lui disait  Examiner l'omnibus lui apporterait déjà peut-être son lot de réponses. Ensuite, il interrogerait la jeune fille sur son identité, puis enfin sur ces lieux.

Elle lui donnait l'impression de bien vouloir le suivre, et Sherlock en était soulagé. Il avait pour certitude qu'elle serait sa plus grande source d'informations. La garder près de lui était plus que nécessaire dans sa situation. Sans plus tarder, il demanda finalement, poliment:

"Loin de moi l'idée de vous prendre tout votre temps Milady, mais seriez-vous d'accord pour m'accompagner, et rapidement, dans la direction dans laquelle ce carrosse s'est dirigé?"

Mr Holmes lui-même ne se reconnaissait pas à cet instant. Montrer du tact? Demander à ce qu'on l'accompagne? Et où était passé le flegme du grand détective, insouciant et indépendant? Il aurait normalement couru seul dans la direction de l'omnibus sans trop se poser de questions. Plus méfiant et sérieux que jamais, il sentait que dans le contexte actuel, la logique n'était pas son alliée.

L'humanoïde observait l'homme avec toujours autant de fascination, malgré le fait qu'au fond d'elle-même, son existence lui était indifférente. Alors qu'il laissait un silence après sa question, l'air de réfléchir, elle eut comme un moment de gêne, pendant lequel elle songea à s'éclipser discrètement.

Cependant, elle n'en fit rien. Et de toute manière, l'humain avait fini par lui répondre après son temps de réflexion. Il lui confirma donc que ce qu'elle avait vu correspondait à ce qu'il cherchait, et lui demanda la direction que cet "omnibus" avait prise. Il sembla également surpris que l'engin n'ait pas de conducteur, ce qui rassura la Manakete sur un point : ils avaient partageaient le même point de vue sur ce point. Laisser des chevaux, bien qu'étant des êtes parfaitement intelligents, sans surveillance à la tête d'un véhicule, était inhabituel, voire même dangereux. Pour les bêtes, évidemment. La sécurité des humains, ça n'a aucune importance.

« Il n'y avait personne pour diriger les chevaux, ils avançaient sans guide. C'est assez irresponsable. »

Elle aurait pu développer son avis sur la question de manière moins commode mais elle n'était pas là pour faire la police et sermonner ce Sherlock Holmes pour la bêtise humaine. Et puis, il avait l'air de vraiment vouloir le retrouver, ce carrosse. Car si elle avait bien compris, son instrument de musique était à l'intérieur, et il semblait y tenir.

Gaïa appréciait fortement la musique. C'était la seule invention humaine dont elle validait l'existence, ainsi, elle pouvait comprendre l'attachement de l'homme pour son violon. Elle savait que chaque instrument était le fruit d'un travail de précision, et que dans la société humaine qu'elle connaissait, seules les familles les plus aisées en possédaient, ceux-ci ainsi que l'enseignement qu'il fallait recevoir pour les maîtriser coûtant cher.

Alors que l'humain lui demandait de l'accompagner dans ses recherches, Gaïa cligna des yeux d'un air un peu surpris, et perplexe. En cet instant précis, elle ne savait pas vraiment quoi faire. D'un côté, elle se fichait pas mal des motivations humaines et était au départ venu en ces lieux pour trouver la paix. Mais de l'autre, elle avait une forme naissante de curiosité qui bourgeonnait en elle et la poussait à l'assister. Après tout, retrouver deux chevaux en cavale tirant un carrosse étrange n'allait pas être bien compliqué. Ainsi, ils n'allaient certainement pas en avoir pour bien longtemps. Ils n'avaient pas pu aller très loin, et leurs traces étaient visibles sur le sol, indiquant aisément leur direction.

« Eh bien... Oui, d'accord... Je vais venir avec vous. »

Sherlock fut rassuré d'entendre que Miss Oreilles Pointues avait accepté de le suivre. Ne connaissant pas encore son nom, il avait rapidement pris son signe le plus distinctif pour en faire un surnom, afin d'avoir quand même un moyen de l'identifier dans son esprit, une habitude qu'il avait depuis très longtemps et qu'il avait prise au fur et à mesure de ses enquêtes. "Monsieur Moustache", "Madame l'assistante légale", "l'homme suspicieux au chapon melon"... Dans certains cas, il finissait par appeler ses interlocuteurs par leur véritable nom, dans d'autres, jamais il ne le retiendra.

Il ne pouvait qu'acquiescer les paroles de Miss Assistante provisoire quant à l'irresponsabilité du cocher de laisser deux bêtes tirer un omnibus dans lequel se trouvait des passagers, on ne voyait cela que dans un cirque.

"Un cirque"... Et si le détective avait en fait été choisi pour être le participant d'un numéro de cirque? Le cocher avait pour mission de ramener un londonien au milieu de l'arène, puis plusieurs bêtes sauvages auraient été lancés à sa poursuite dans le but de divertir le public. Cela faisait sens dans son esprit. Il commença à avancer dans la même direction que les traces laissées par les chevaux, et dit:

"Dites-moi, savez-vous si un cirque s'est installé non loin d'ici? Je crois comprendre la situation. J'en ai déjà vue une similaire après tout. J'ai une fois assisté à un numéro lors d'un de mes voyages dans lequel un homme avait été amené par charrette au milieu d'une piste, avant d'y être lâché avec un cheval qui le poursuivait! Cet homme brave avait fini par dompter la bête après plusieurs tours de piste avec une aisance inégalable. Il commençait même à se mettre debout sur le dos de l'animal pendant que ce dernier était au galop quand j'ai finalement été mis dehors."

Il se mit à rire aux éclats. Le détective n'avait pas mentionné qu'on l'avait fait sortir parce qu'il n'avait pas payé son entrée, croyant pouvoir entrer gratuitement, sous prétexte qu'il était le Sherlock Holmes. Personne ne l'avait reconnu. Il n'attendait pas de réponse en particulier, et ressortit sa pipe dans sa réflexion. C'était vraiment une piste à considérer pour lui.

Il continua son avancée sans trop s'assurer qu'il était encore suivi par son assistante. Il se concentrait sur les traces laissées par les chevaux. De plus en plus fraîches, elles laissaient penser que le détective et son assistante s'approchaient de l'omnibus. Sherlock commençait même à l'apercevoir, au loin. Les deux chevaux s'étaient arrêtés en face des restes d'une cage. Sherlock était rassuré que les animaux n'avaient pas cédé à la panique.

L'omnibus semblait intact, et vide. Comme prévu, il n'y avait personne à la place du cocher, et personne assis sur les sièges du toit. Et le détective se souvenait qu'il était seul à l'intérieur. En toute logique, son violon devait donc encore se trouver à l'intérieur.

D'un coup, il se mit à courir vers le véhicule, si brusquement qu'il en fit tomber une des fioles qui étaient accrochées à sa ceinture, une remplie d'un liquide bleu très corrosif. Fort heureusement, la fiole était intacte et avait seulement rebondi une fois dans l'herbe avant de se stopper net. Dans la précipitation, il avait aussi semé son archet. Il sauta à l'intérieur de l'omnibus, et souleva immédiatement la banquette face à celle sur laquelle il était assis.

Son violon était là, l'attendant sagement. Holmes releva son casque et s'empara immédiatement de l'instrument. Il avait acheté ce dernier pour une misère dans une petite boutique d'antiquités, le vendeur n'ayant apparemment aucune notion de la valeur que pouvait avoir un Stradivarius.

"AH! La voilà! Ma muse!"

Il le tenait de la main gauche, et le positionna dans son cou. Il tendit sa main dans son dos pour attraper son archet qui devait dépasser de sa sacoche, et se rendit compte qu'il ne l'avait plus.
Dépité, il laissa tomber ses bras, et se demanda comment il pourrait mettre fin à ses jours maintenant qu'il ne pouvait plus jouer de son violon.

Gaïa suivit le dénommé Sherlock Holmes en l'écoutant lui raconter une histoire de cirque. Elle avait entendu parler de ce genre de pratiques, la mode des cirques émergeant seulement dans les contrées où elle vivait. C'étaient majoritairement des hommes et des femmes accompagnés de chevaux, qui étaient contraints de les accompagner dans des numéros ridicules supposés amuser la galerie. Une invention cruelle, comme toutes les inventions humaines.

L'homme ne sembla pas attendre de réponse, et de toute manière, l'hybride ne comptait pas lui en donner. D'une part, son histoire était fortement inintéressante de son humble point de vue, et d'une autre, elle se refusait à converser sur ce sujet ennuyeux. L'une des choses intrigantes chez cet humain était bien cette faculté à monologuer sans nécessité d'un interlocuteur, ce qui était un cas parfait pour la Manakete qui avait plutôt pour habitude de laisser traîner ses oreilles pointues sans dire mot.

Elle leva les yeux au ciel en l'entendant rire sans raison, ceci lui rappelant que comme tout être humain, son cerveau ne lui était que peu utile.

L'omnichose finissant par apparaître, les deux chevaux s'étant arrêtés pour souffler, elle laissa Sherlock se précipiter vers celui-ci afin d'y récupérer son bien. Cet homme maladroit laissant tomber certaines de ses possessions, elle se pencha pour ramasser une fiole tombée dans l'herbe et la glissa machinalement dans la poche accrochée à sa ceinture. L'autre était de toute manière trop occupé par les retrouvailles avec son instrument pour s'en rendre compte.

L'étranger ayant également fait tomber son archet sans s'en être rendu compte, et arborant un air déprimé lorsqu'il réalisa qu'il l'avait perdu, Gaïa poussa un soupir et le ramassa avant de lui tendre l'objet.

« Vous êtes un peu maladroit. Faites attention à ne pas perdre votre tête. »

Elle se garda de lui signaler la perte de la fiole, estimant qu'elle méritait de la garder, et ses manières de chapardeuse étant toujours en action.